HISTOIRE DU CAOUTCHOUC
Le caoutchouc est une matière mythique. La fascination qu’il exerce tient à ses propriétés exceptionnelles. De tous les matériaux actuels, il est assurément le plus apte à revêtir les formes les plus inattendues que peut rêver l’imagination. Il présente de surcroît une propriété unique dont ne bénéficient pas les autres matières naturelles : l’élasticité.
Sa forme une fois prise, il demeure susceptible de se déformer dans toutes les directions pour retrouver ensuite sa figure initiale. Au toucher il conserve cette ductilité qui semble en faire un liquide dont le processus de solidification n’aurait jamais atteint son terme.
Le caoutchouc présente encore deux caractéristiques presque métaphysiques. Il paraît échapper au temps et à l’espace. Au temps, parce que son élasticité, le rendant impossible à briser même dans les chutes les plus violentes, semble le faire échapper au sort des objets d’ici-bas. A l’espace, parce qu’il triche avec la principale loi qui régit les autres solides, celle de la pesanteur. Jeté au sol, il rebondit, comme soulevé d’une force magique, presque jusqu’au point d’où il est parti. L’ensemble de ces traits fait du caoutchouc un matériau à part, aux vertus exceptionnelles.
On comprend que dans l’imaginaire il ait été investi d’un caractère quasi sacré.
Sacrées, les origines du caoutchouc le sont en effet. Il y a plus de 2 000 ans, les Mayas, les Olmèques puis les Aztèques reconnaissaient en lui le sang du monde ; mêlé au sang des hommes, ils l’offraient en sacrifice au soleil, afin que celui-ci continue à leur dispenser sa lumière et sa chaleur, sources de vie.
Le caractère sacré du caoutchouc est omniprésent dans les religions d’Amérique centrale. Ainsi, lors des fêtes en l’honneur du dieu de la pluie, on offrait des images en papier sur lesquelles on avait répandu des gouttes de caoutchouc liquide. Ces bannières mouchetées étaient mêlées à d’autres drapeaux, aspergés ceux-là de sang. Le caoutchouc apparaît comme une substance sacrée dont on imbibe les offrandes, qu’on répand sur des drapeaux de papier ou sur le corps et le visage. Les Mayas utilisaient encore le caoutchouc comme encens, le mélangeant parfois avec du copal. Il dégageait en brûlant des nuages de fumée, dont les volutes s’élevaient vers le dieu de la pluie.
En nahualt, la langue aztèque, le vocable « ollin » désigne à la fois la balle élastique et le mouvement. Le caoutchouc est comme l’incarnation de la mobilité et de la vivacité. Une analogie est établie entre la marche du soleil et la cinétique décroissante des rebonds de la balle : celle-ci symbolise la vision des Aztèques d’un monde courant vers sa destruction par épuisement, brûlant son énergie en un mouvement inéluctablement entropique. L’homme des Amériques conçoit la nature comme un système en équilibre critique, dont l’existence et la persistance le préoccupent.
Pour assurer la continuité du cosmos, il faut l’alimenter en énergie ; pour maintenir la balle en l’air, il faut la relancer sans cesse. Au monde, il convient donc d’ajouter sans relâche du caoutchouc, du latex et, plus efficacement encore, du sang humain, son homologue. Les Aztèques, ces « Fils du Soleil », croyaient que, pour donner à son peuple lumière et chaleur, le soleil exigeait inlassablement la plus sacrée des nourritures, le sang humain. Le soleil ne continuerait à briller que si, régulièrement, des cœurs étaient arrachés de la poitrine de victimes humaines. La connexion était intime entre les concepts de vie, de soleil, de sang et de cœur.
Les Aztèques établissaient en outre une étroite association, presque une identification entre le caoutchouc et la force de vie, le sang et le cœur humains dont l’offrande, faisant tourner la roue du soleil, assurait la vie de la terre. Le caoutchouc, sang de l’arbre, était le symbole et le substitut du sang humain, la substance la plus digne d’être offerte en sacrifice aux dieux.
Chez les Olmèques dont le nom signifie « hommes du caoutchouc » (de OLLI ou OLLIN = caoutchouc). Un même mot, « ollin », évoque donc, en une chaîne sémantique, le latex, le sang, le caoutchouc, la balle du jeu, la sphère, le mouvement de la balle et le mouvement du soleil. En outre, « ollin » est l’un des vingt signes du calendrier divinatoire qui sert à fixer le destin des hommes. Il désigne le mouvement. Son symbole pictographique est une sorte de X aplati, au centre duquel figure une sphère. Cette sphère — la balle du jeu — se trouve de la sorte à l’intersection des axes du monde. De même, les anneaux du jeu de balle sont le symbole du sexe féminin, représentant la fertilité ou le cycle agraire (Duverger).
« Cet arbre croît dans la région chaude, sa hauteur est moyenne, ses feuilles rondes et de couleur cendre. Il fournit en abondance une sorte de liquide blanc comme le lait, visqueux et gommeux. Pour se le procurer, on applique un coup de hache sur le tronc de l’arbre ; aussitôt, l’on voit la liqueur couler de l’incision, comme le sang d’une blessure. Les indigènes la recueillent dans des calebasses rondes de taille diverse. Dans ces récipients, elle gagne en consistance et prend en masses gommeuses auxquelles on donne la forme qui convient à l’usage désiré […]. Ceux qui n’ont point de calebasse s’enduisent le corps avec la matière liquide à mesure qu’elle sort de l’arbre ; en séchant, elle se transforme en une sorte de membrane qui se détache aisément et dont l’épaisseur dépend de la couche qu’on s’est appliquée sur la peau. On donne à cette membrane encore molle la forme voulue […]. Avec cet “ulli”, on confectionne des balles à jouer, très recherchées autrefois pour leur élasticité. »